La fabuleuse histoire
la pomme de terre frite
de
Des frites et des hommes
Si la culture de la pomme de terre frite est le résultat d'actions collectives, il est évident que certains individus ont joué un rôle prépondérant dans sa diffusion et dans son développement technique. Les rubriques qui suivent envisagent la vie de ces hommes et femmes sous le rapport de leur action en faveur de la frite sans donner tous les détails de l'ensemble de leur vie.
Francisco Núñez de Pineda y Bascuñán (ca 1607-1682)
Francisco Núñez de Pineda n'a pas joué de rôle particulier dans l'histoire de la frite et c'est le hasard de l'histoire qui le place dans cette liste. Soldat espagnol né au Chili, il participe au grand conflit qui oppose les colons aux Mapuches et est fait prisonnier au cours de la bataille de Cangrejeras en 1629. Retenu en captivité pendant 6 mois auprès du chef Maulicán, il raconte ses aventures 44 ans plus tard dans le Cautiverio feliz. C'est dans ce livre qu'il évoque pour la toute première fois dans la littérature la "pomme de terre frite" sous le nom de papas fritas. Hélas, il ne donne aucune précision ni sur la forme, ni sur le mode de cuisson de ces frites.
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Portrait de Francisco Núñez de Pineda
Hannah Glasse (1708-1770)
Membre de la gentry et cheffe de fil de la nouvelle édition culinaire anglaise du 18e siècle, Hannah Glasse est très éloignée des préoccupations de cour de ses prédécesseurs. Elle s’adresse aux bourgeoises qui s’occupent elles-mêmes de leur ménage et de leurs domestiques. Véritable best-seller, son The art of Cookery se propage dans tout l’empire britannique. C'est dans la deuxième édition ce recueil de recettes (1747) que se trouve la première recette de pomme de terre frite connue. Elles sont sous forme de rondelles crues et rissolées.
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Page de garde de l'édition de 1770 de The Art of Cookery.
De Combles (17??-ca 1770)
La vie de cette agronome lyonnais est assez peu connue. Avec son École du jardin potager publiée en 1749, il est le premier auteur français à promouvoir la consommation de la pomme de terre avant la grande vague philanthropique de la deuxième moitié du 18e siècle. Il est également le premier auteur français à donner une recette de pomme de terre frite. Cette dernière est sous forme de rondelles crues rissolées dans un petit peu de graisse.
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Page de garde de L'école du jardin potager.
Antoine Parmentier (1737-1813)
La vie d'Antoine Parmentier a déjà été abondamment racontée et commentée (1). Pharmacien et chimiste de talent, grand philanthrope et grand propagandiste de la pomme de terre, il incarne à lui tout seul la lutte des hommes de sciences en faveur de la propagation de ce "précieux tubercule" dans l'alimentation populaire. Il incarne tellement ce combat, dès son vivant, qu'il fait l'objet d'un culte qu'on pourrait qualifier de délirant peu après son décès. Il est même décrété "inventeur de la pomme de terre" en 1843, au moment où on érige sa statue à Montdidier, sa ville de naissance :
"Quand le célèbre Parmentier,
De sa science salutaire
Faisant jouir le monde entier,
Inventa la pomme de terre"
Mais c'est avant tout l'épisode de la plaine du Sablon (1786, 1787), au cours duquel Parmentier aurait fait posté des gendarmes autour du champ de pommes de terre afin d'attiser la convoitise des riverains, qui forge son mythe. D'après la légende, dès le lendemain des vols de tubercules, le peuple se met à en planter et à en manger en abondance. C'est avec la propagation de cette histoire fantaisiste dès 1814 que Parmentier apparaît à la France entière comme l’homme providentiel par qui tout arrive, comme le champion de la bourgeoisie paternaliste, le scientifique philanthrope et désintéressé qui éclaire de ses lumières les paysans incultes et empêtrés dans leur routine (2).
Néanmoins, Antoine Parmentier a réellement joué un rôle dans la propagande en faveur de la pomme de terre. Il se fait connaître dès le début des années 1770 suite à la grande disette de 1769/1770 avec un travail innovant sur ce légume. En bon scientifique philanthrope de son temps, il tente d'attirer les faveurs des puissants par des démonstrations publiques en tout genre. Vers 1773, il organise un dîner tout en pommes de terre au cours duquel sont servis des beignets (3). C'est la première fois qu'on entend parler de ce type de beignet, cette spécialité plutôt chic étant réservé aux légumes plus "nobles". C'est aussi la première fois qu'on entend parler de morceaux de pommes de terre plongés dans un bain de graisse, et non pas simplement rissolés au fond d'une poêle. La recette ne sera livrée que bien plus tard, en 1795, dans la Cuisinière républicaine (4).
Le rôle d'Antoine Parmentier dans l'histoire de la pomme de terre frite s'arrête là, mais il est extrêmement riche dans bien d'autres domaines...
(1) Voir notamment Anne Muratori-Philip, Parmentier, Paris, Plon, 1994, Olivier Lafont, Parmentier, Au-delà de la pomme de terre, Paris, Pharmathèmes, 2012.
(2) Voir l'article de Pierre Leclercq Les grands mythes de la gastronomie: Parmentier et la pomme de terre.
(3) Antoine Parmentier, Examen chymique des pommes de terre, Paris, Didot, 1773, p. 200.
(4) La cuisinière républicaine, Paris, Mérigot jeune, An III (1795), p. 22.
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François Dumont, Antoine Parmentier, 1812. Parmentier porte ici son costume d'académicien et sa médaille de la légion d'honneur. Le peintre a également représenté les travaux de Parmentier en dehors de la pomme de terre, comme ceux qu'il a menés sur le maïs.
Jean Frédéric Krieger, dit "Monsieur Fritz" (1817-1862)
Jean Frédéric Krieger, personnage injustement oublié, a été de son vivant une personnalité célèbre de la foire dans la Belgique du milieu du 19e siècle. Ayant joué un rôle primordial dans l'histoire de la pomme de terre frite, il mérite largement qu'on lui consacre une biographie détaillée...
Jean Frédéric Krieger naît le 13 mars 1817 à Bosenbach dans le Royaume de Bavière, aujourd'hui Rhénanie-palatinat. A cette époque, il s'agit d'une région pauvre aux faibles rendements agricoles. Mais Bosenbach se situe également au cœur d'une région très réputée pour ses musiciens depuis le 18e siècle. Au début du 19e siècle, de nombreux ouvriers locaux jouent d'un instrument, créent des groupes et se déclarent musiciens, souvent en second métier. A partir de 1830, ils fuient de plus en plus la misère du Palatinat occidental et partent vers la France où ils exercent bien souvent le métier de musicien.
Dans la famille Krieger, la situation n'est probablement pas très bonne. Sur la fratrie de 9 enfants - 5 filles et 4 garçons - 2 filles ont survécu et se sont mariées. Les 4 garçons atteignent l'âge adulte. A une date inconnue qu'on peut situer vers 1840, les trois frères Jean Frédéric, qui est l'aîné, Jacques (1823-?) et Pierre (1824-1861), tous les trois musiciens, quittent le foyer familial pour partir soit en Belgique, soit en France. La première trace de leurs pérégrinations en Belgique date de juin 1842. Les trois frères sont alors au service d'un certain Monsieur Julien et se trouvent à Anvers, probablement à l'occasion de la petite foire qu'ils ont rejoint après celle de Bruxelles. Comme ils n'ont pas l'autorisation de rester sur le territoire belge qu'ils auraient dû quitter 6 mois plus tôt à destination de la France, ils sont priés de regagner la frontière selon un itinéraire établi par une feuille de route (1). Après cela, on perd leur trace pendant 2 ans.
On peut supposer que c'est au cours de ces deux années que Jean Frédéric Krieger s'installe à Paris et travaille à la rôtisserie Chez Pèlerin, rue Montmartre, comme il l'annonce dans une publicité parue 13 ans plus tard (2). C'est probablement aussi au cours de ces 2 années que disparaît son frère Jacques dont on n'a plus aucune trace.
En janvier 1844 au plus tard, Jean Frédéric est de retour à Bruxelles où il épouse la musicienne Renée Florence Vilain (1816-1889) le 3 février (3). Il crée ensuite la société Fritz, spécialisée dans la confection des "pommes de terre frites à l'instar de Paris" (4). Ce nom de Fritz - diminutif allemand de Frédéric, rappelant également la sonorité du mot "frite", - est indubitablement un coup marketing de génie qui contribuera à sa future grande renommée.
A partir de là, la situation va rapidement s'améliorer pour la famille Krieger. Dès 1845, Jean Frédéric et son épouse sillonnent les grandes foires de Belgique pour vendre les pommes de terre frites qu'ils popularisent en quelques années. A l'imitation des grandes attractions foraines, Jean Frédéric fait paraître dans la presse locale des publicités tapageuses exhortant le public à venir se rassasier chez lui, signe de la bonne santé de son affaire. Ainsi, dès 1848, date de la première annonce connue, le nom de Monsieur Fritz devient familier au sein du public belge.
Jean Frédéric est arrivé au bon moment. La foire est alors en pleine métamorphose. Depuis le Moyen Âge, elle a pour vocation d'amener en ville des produits rares, venus parfois de pays lointains. Mais avec les progrès des voies de communication et le développement des circuits commerciaux modernes, ces produits sont désormais disponibles toute l'année dans les boutiques. La foire commence alors à se tourner vers le divertissement pur. En même temps, la population dispose d'un pouvoir d'achat de plus en plus important et est très attirée par les festivités foraines que le chemin de fer rend de plus en plus accessible pour les personnes vivant en périphérie. Ainsi, dans les grandes foires, ce sont des milliers de personnes qui débarquent tous les jours et qu'il faut nourrir (5). Monsieur Fritz et ses innovantes "pommes de terre frites à l'instar de Paris", délicieusement croustillantes et évoquant au public belge le chic parisien, sont donc accueillis avec beaucoup d'enthousiasme. Rapidement, elles font la fortune des Krieger.
Il faut ajouter à cela que Jean Frédéric est un habile commerçant. Après s'être rebaptisé Monsieur Fritz, il donne des noms à ses paquets de pommes de terre frites. Les grands paquets, appelés omnibus, font référence à un nouveau moyen de transport urbain, le premier à emprunter des lignes fixes. Les petits paquets, les vigilantes, font référence aux navettes rapides tirées par un cheval et ne voiturant qu'un seul passager. En 1855, à la faveur de la guerre de Crimée, il rebaptise ses paquets des russes et des cosaques. Le nom de russe fera fortune et le paquet de pommes de terre frite porte encore ce nom au début du 20e siècle.
Au début des années 1850, tout va donc très bien pour l'entreprise Fritz. Elle suit l'extraordinaire développement de la foire qui accueille de nouvelles attractions nettement influencées par les progrès technologiques. Ces spectacles prennent progressivement la place des exercices, occupés auparavant par les jongleurs et les hercules. Désormais, le public de plus en plus exigeant, vient admirer les dernières prouesses techniques sous la forme d'automates, de diaporamas ou d'expériences électriques (6).
En même temps, Jean-Frédéric agrandit son établissement. En 1852, il engage son plus jeune frère, Georges, qui était resté au pays (7), et il troque sa modeste baraque en toile contre un luxueux salon de dégustation en bois avec plafonds décorés, d'une capacité de dix tables. Il y grouille un personnel nombreux qui débite et sert dans des assiettes en faïence des pommes de terre frites, bien entendu, mais aussi des beignets aux pommes et des gaufres (8). Les clients dégustent le tout avec une bière à la pression, du vin, du cognac ou une liqueur. Le matériel est à la hauteur des besoins. Les pommes de terre sont découpées à la machine et plongées dans une des huit bassines de beurre clarifié bouillant sur la cuisinière à gaz (9). Ce mode de cuisson nécessite beaucoup d'attention et de précautions, car il n'est pas sans risque. En témoigne l'incendie survenu dans une baraque de la foire de Liège à partir d'une grande chaudière de graisse à frites, en 1875 (10).
Dans leur vie privée, hélas, Jean-Frédéric et Renée-Florence connaissent de nombreux drames qui témoignent de la pénibilité de la vie de forain au milieu du 19e siècle. De leurs 4 premiers enfants, aucun n'atteint l'âge de 7 ans. Le premier décède en 1847 et les trois autres durant l'année 1853. Le couple demeure ensuite près de 4 ans sans enfant avant de donner naissance à 4 autres enfants qui décèderont tous avant leur mère, le plus âgé, Charles, à l'âge de 33 ans. Il est le père de Jeanne Krieger, la dernière Madame Fritz, décédée en 1957.
Pourtant, les affaires fonctionnent bien pour Monsieur Fritz. Elles vont tellement bien qu'un grand nombre de commerçants, sur la foire ou ailleurs, suivent son exemple et créent une véritable tradition de la baraque à frites en Belgique. Déjà en 1848, un rôtisseur des galeries Saint-Hubert à Bruxelles vend des « pommes de terre frites dites à la parisienne (11) ». En 1855, une deuxième friture s’installe sur la foire, provoquant la réaction immédiate de Monsieur Fritz qui s’autoproclame le « roi de la pomme de terre frite ».
Ainsi, dans les années 1850, la frite est définitivement devenue un classique incontournable de la foire belge et ce, grâce en grande partie au dynamisme et à l'inventivité de Jean Frédéric. De trois débitants de frites sur la foire de Liège en 1856, on passe à 17 en 1861 (en 1867, on débitera pour trente-six tonnes de pommes de terre à la foire de Bruxelles (12).) Mais cette nouvelle concurrence ne fait aucun tort à Monsieur Fritz qui continue à prospérer et qui est célébré tantôt comme le roi, tantôt comme le doyen de la friture. De 1860 à 1861, il acquiert trois maisons à Liège pour une valeur totale de trente-deux mille francs, nouvelle preuve de l'excellente santé de son commerce (13).
Malheureusement, souffrant de la tuberculose, il meurt le 13 novembre 1862 à Liège, à l'âge de 46 ans (14). Son décès provoque un vif émoi dans la population, tant le personnage personnifie à la fois la bonne humeur, le mérite, la réussite commerciale et les populaires pommes de terre frites. Le lendemain, la foire de Liège porte le deuil et un important cortège funèbre prend le départ pour le cimetière de Robermont où Krieger est enterré selon le rite protestant (15).
Monsieur Fritz laisse un bel héritage à Renée Florence, devenue officiellement "Madame Fritz". Jusqu'à son décès en 1889, elle fait prospérer l'affaire et ne manque jamais d'exprimer sa grande générosité envers les enfants défavorisés qu'elle régale, à chacun de ses passage à la foire, de portions de pommes de terre frites, de beignets, de gaufres et de bière...
(1) Archives de la ville d’Anvers, Vreemdelingendossier, 1406.
(2) Journal de Liège, 5 novembre 1855, p. 2, col. 3.
(3) Archives de la ville de Bruxelles, Mariages, 1844, n°73.
(4) Lettre de Jean Frédéric Krieger à l'administration de la foire de Gand, 22 avril 1862, Archief Gent.
(5) Foires et forains en Wallonie, Magie foraine d'autrefois, Musée de la vie wallonne, dir. Pierre Mardaga, Liège, 1989, pp. 19-25.
(6) Idem, p. 19.
(7) Archives de la ville d'Anvers, Administration de la sureté publique, 9634, Georges Krieger.
(8) Journal de Liège, samedi 30 octobre 1852, p. 2, col. 4 ; La Meuse, mardi 11 novembre 1856, p. 4, col. 2 ; La Meuse, mardi 11 novembre 1856, p. 4, col. 2.
(9) Ces détails sont consignés dans l'inventaire d'après décès de Frédéric Krieger : A.E.L., Notaire, Protocole du notaire Lambinon fils, 1862, 392-519, n° 477.
(10) La Meuse, samedi 2 et dimanche 3 octobre 1875, p. 2, col. 2.
(11) Le Courrier de l’Escaut, 11 janvier 1848, p. 2, col. 3.
(12) Journal de Bruxelles, 29 décembre 1867, p. 1, col. 6.
(13) Archives de l’état de Liège, Notaires, Protocole du notaire Lambinon fils, 1863, 463-602, n° 542.
(14) Archives de l’état de Liège, Etat civil, Décès, 1862, n° 212.
(15) Journal de Liège, 15, 16 novembre 1862, p. 2, col. 6 ; La Meuse, 15, 16 novembre 1862, p. 1, col. 4. L'allée où était enterré Frédéric Krieger ayant été retournée, sa tombe n'est hélas plus visible. Un grand merci à Joseph Beaujean d’avoir mené cette recherche dans les archives du cimetière de Robermont.
©pierreleclercqhistoiredelafrite
Le seul portrait dont on dispose de Jean Frédéric Krieger. Entête d’une lettre de Monsieur Fritz avec son portrait, Gand, le 22 avril 1862, Archief Gent.
Lettre de Jean Frédéric Krieger adressée à l'administration d'Anvers le 1er janvier 1852. En bas à droite de la lettre se trouve le cachet de Monsieur Fritz, "marchand de pommes de terres frite à l'instar de Paris", expression qu'on retrouve dans un article du Journal de Verviers du 19 octobre 1845 (p. 2, col. 3) datant de la première année de foire de Monsieur Fritz. Un grand merci à André Delcart d'avoir fourni ce document.